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En carrefour de savoirs

6 juin 2019

Depuis 2015, AequitaZ anime des carrefours de savoirs sur la protection sociale. Un temps d’animation où se croisent les savoirs des gens et les savoirs savants[1]. Il est composé d’une quinzaine de personnes diverses de par leur âge, leur condition sociale, leur lieu d’habitation ou leur genre. A chaque séminaire, on réfléchit à partir de méthodes créatives sur notre système de protection sociale. On documente notre démarche par des compte-rendus exhaustifs et le Collectif pour une protection sociale solidaire créé avec d’autres associations s’en nourrit pour ses analyses et ses positionnements politiques. Manu Bodinier raconte le carrefour du printemps 2019 consacré au panier de la protection sociale, co-animé avec Celina Whitaker.

 » Fin mai 2019, le carrefour de savoir s’est réuni pour la septième fois. Plusieurs membres n’ont pas pu venir pour des raisons heureuses (une mission d’intérim) ou non (un énième rendez-vous administratif pour accéder à ses droits). Animer des groupes avec des personnes qui ont l’expérience quotidienne de la précarité oblige à faire face à ces aléas permanents. J’aimerais pouvoir détailler certaines histoires mais je n’ai pas demandé leur consentement. Celui-ci doit être explicite dans la validation de nos échanges, des photographies et des enregistrements. Je me refuse à utiliser leur vie pour « illustrer » mon travail. L’intrusion dans l’intimité est une meurtrissure fréquente pour celles et ceux qui vivent en marge.

On est accueilli dans un habitat partagé qui nous loue sa salle commune et des chambres. La proximité avec la nature drômoise et la solidarité inhérente à cet habitat nourrit notre réflexion.

Cette fois-ci, on s’est donné un objectif : dessiner une image du « panier de la protection sociale en France en 2019 ». Comment présenter simplement ce qui est financé par la fiscalité ? A Rome, le fiscus était un panier dans lequel on récoltait l’argent des impôts. L’image du panier donne plus envie de partager que celle du « trou de la sécu »[2].

Après un temps de reprise de contact, on commence par un travail en trois petits groupe à partir de nos expériences de vie. On utilise des playmobils et des cartons de couleurs préparés à l’avance en distinguant les institutions, les modes de financement et les dispositifs. Un groupe décrit précisément la difficulté à solliciter le chèque énergie. Un autre a pris un panier à salade et fait le lien avec différents dispositifs vers des usagers. Un troisième a décrit toutes les institutions mais n’a pas réussi à placer les impôts et taxes. La méthode n’est pas la bonne mais on retient qu’il faut partir des « domaines de vie » et pas des institutions. Celles-ci sont trop contingentes. Leurs sigles entretiennent la confusion. Qui sait distinguer précisément Pôle Emploi, l’UNEDIC et l’ASSEDIC ?

Le lendemain, on part des inégalités de revenus en s’appuyant sur les statistiques produites par l’INSEE. Avec des kaplas, on a représenté le revenu disponible par décile en distinguant ce qui est mis dans le panier commun et ce qui est perçu directement par chacun. On distingue impôts et cotisations sur les deux colonnes à gauche du bambou revenus de la protection sociale, du travail rémunéré et des revenus du patrimoine à droite du bambou [3]. Sur les deux photos, on a les colonnes du décile le plus pauvre et du décile le plus riche de la population française.

Cela nous permet de réfléchir avec une image commune sous les yeux. On se pose des questions : pourquoi est-ce que le dixième le plus riche accumule autant ? Qu’est-ce qui permettrait au décile le plus pauvre d’atteindre un seuil de revenu décent ? Où serait-il placé ? comment intégrer la propriété immobilière ? Comment distinguer au sein des déciles les plus hauts et les plus bas ? Comment ne pas se fonder uniquement sur les indicateurs monétarisés ?

On se rend compte aussi qu’une partie du revenu mutualisé par l’impôt ne passe pas « par notre poche » puisqu’il finance des services publics (école, hôpitaux mais aussi prise en charge d’une partie du prix du théâtre, de terrains sportifs…)

Puis chacun et chacune calcule son niveau de vie et là où il est placé dans l’échelle des revenus. On forme quatre groupes qui vont réfléchir en non mixité : le décile 1 (le plus pauvre) ; les déciles 3 et 4 ; les déciles 6 et 7 ; le décile 9. Chaque groupe liste des idées autour de quatre thématiques : l’argent qui passe par notre poche qui nous fait du bien ; l’argent qui ne passe pas par notre poche et qui nous fait du bien ; l’argent qui nous manque pour bien vivre ; d’autres remarques qui ne rentrent pas dans les cases. Le partage des réponses est très riche. On perçoit nettement la différence entre la survie au jour le jour, la recherche constante d’un équilibre avec la peur du lendemain, la vie décente et la vie confortable.

Dans les carrefours de savoirs, les chercheurs ne parlent pas uniquement à partir de leurs recherches, les militants à partir de leurs valeurs et les personnes pauvres à partir de leur expérience de pauvreté. Les savoirs sont métissés. Tantôt on se penche ensemble sur des savoirs statistiques (étymologiquement, des savoirs d’Etat), tantôt sur des savoirs scientifiques et tantôt sur des savoirs issus de nos vies. Les personnes qui traversent une situation de pauvreté ne sont pas limitées à cette expertise. L’intelligence est véritablement collective et partagée.

La fatigue gagne le groupe. On prend un temps pour marcher dans la forêt et trouver un élément non-humain à connecter à notre réflexion. On évoque la dette écologique et la dette humaine sans arriver à approfondir cette dimension de la réflexion.

Le lendemain, les idées de la nuit sont déposées une nouvelle fois. Et la représentation de différents dispositifs converge vers une image commune qui fait le lien entre le « sommet » de l’Etat et des situations concrètes : demander son allocation retraite, aller voir le médecin quand on est malade, solliciter une aide au logement ou le revenu minimum. L’image est encore partielle. Il manque la dimension européenne ou des intermédiaires mais bon an mal an elle nous donne à penser les rapports de force interne à l’Etat, la marginalisation des citoyens traité uniquement comme des usagers, les nœuds d’influence autour d’institutions clés et pourtant méconnues (comme les Agences régionales de santé)…

Des trains sont à prendre et le carrefour de savoir se termine. En bilan, on se demande ce qui nous a nourrit et ce qui nous a laissé sur notre faim. On repart dans nos vies avec la perspective de se revoir à l’automne. Avec quelques images en plus et le désir de poursuivre nos recherches ensemble. »

[1] « Vous me direz : il y a tout de même là quelque chose comme un étrange paradoxe à vouloir grouper, coupler dans la même catégorie des “savoirs assujettis”, d’une part, ces contenus de la connaissance historique méticuleuse, érudite, exacte, technique, et puis ces savoirs locaux, singuliers, ces savoirs des gens qui sont des savoirs sans sens commun et qui ont été en quelque sorte laissés en jachère, quand ils n’ont pas été effectivement et explicitement tenus en lisière. Eh bien, je crois que c’est dans ce couplage entre les savoirs ensevelis de l’érudition et les savoirs disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et des sciences que s’est joué effectivement ce qui a donné à la critique des discours de ces quinze dernières années sa force essentielle. », Cours du 7 janvier 1976 (pages 8 à 10) in “Il faut défendre la société”, Michel Foucault, Cours au collège de France, Gallimard – Seuil, 1997

[2] Sur le rôle des images, on peut notamment lire George Lakoff et Mark Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit., Paris, 1985.

[3] Note méthodologique. Chaque kapla représente 400€. Les chiffres de l’INSEE correspondent au revenu de 2015. Les revenus issus du travail rémunéré et de l’assurance chômage ne sont pas distinguées. La TVA est extrapolée à partir d’une analyse de la Cour des Comptes.

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