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Pour plus de justice alimentaire ! Rencontre avec Lorana Vincent, Coordinatrice du réseau VRAC

31 janvier 2022

crédit photo © Laurence Danière

L’histoire d’AequitaZ est faite de rencontres. Celle avec Boris Tavernier date de 2013 au moment où il crée VRAC tandis que nous créons AequitaZ. Celle avec Lorana Vincent, coordinatrice générale du réseau, suivra quelques années plus tard alors qu’elle est engagée dans des projets à la Duchère à Lyon. Depuis 2021, nos liens se sont encore resserrés, car Aequitaz accompagne le projet Territoires à Vivre (porté par Réseau Cocagne, Secours Catholique, VRAC, CIVAM et UGESS*), dans l’expérimentation d’une plus grande démocratie alimentaire dans les métropoles de Lyon, Montpellier, Marseille et Toulouse. Nous appuyons aussi deux expérimentations de plaidoyer à Paris et à Vaulx-en-Velin.

Lila a rencontré Lorana pour la première fois en novembre. L’occasion d’un échange autour de sa vision de la justice alimentaire et de nos valeurs en partage.

Mais au fait, qui es-tu Lorana ?

Je suis la coordinatrice nationale du réseau VRAC, qui est un jeune réseau – l’association nationale a été créée il y a 6 mois. Auparavant, j’ai travaillé trois ans au sein de l’association VRAC historique, l’association lyonnaise. Aujourd’hui, nous sommes 13 structures adhérentes du réseau en France : Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Paris, Toulouse, Rennes, Nantes, Montpellier, Marseille, Saint-Etienne, La Drôme, le Finistère, les Hauts-de-France, ainsi que Bruxelles.

Si tu devais définir VRAC… 

L’idée, au tout départ, c’est de pouvoir avoir le choix, pouvoir se nourrir correctement, sainement, sans se contraindre par des limites d’ordre financier. Très vite, est aussi apparue la solidarité avec celles et ceux qui produisent, pour contribuer à un système alimentaire qui prenne en compte les personnes concernées. C’est avoir le choix et être acteur de sa consommation, et le faire de manière collective. VRAC, c’est aussi un projet de lien social. Il y a bien sûr un impact individuel à l’amélioration de l’alimentation, mais c’est encore mieux de pouvoir le faire en commun. L’acronyme de VRAC signifie « Vers un Réseau d’Achat en Commun » : comment des citoyen·ne·s peuvent-ils se mettre en commun pour acheter mieux, moins cher, de manière solidaire aussi avec ceux qui produisent ? La force de notre réseau, c’est de mettre en lien, d’être des facilitateurs. Nous avons une charte des valeurs du projet, inspirée de celle d’ATD, c’est notre socle commun. Dignité, accès, quartiers populaires, éducation populaire.

Aujourd’hui, nous sommes 4 salariées dans la fédération, et 45 salarié·es dans le réseau des associations VRAC, mais aussi beaucoup de jeunes en service civique et de bénévoles.

Peux-tu nous parler de l’horizon de justice alimentaire poursuivi par VRAC ?

La justice alimentaire, c’est l’idée d’aller là où il n’y a pas d’offre, à rebours du système de double peine. Pour des raisons économiques, on n’accède pas à certains produits, mais en plus, on doit prendre un bus, un tram pour avoir accès à ces produits, et cela prend 45 minutes… alors tu n’y vas pas. On est implantés dans des déserts alimentaires où la seule offre, ce sont les fast foods ou du hard discount. C’est une injustice géographique qui nous émeut. Il y a aussi cette dimension de la participation. Il n’y a pas d’un côté des « bénévoles » et de l’autre des « bénéficiaires », il n’y a que des adhérents. Mais il n’y a pas d’injonction à la participation non plus.

Quant aux produits, on est bien plus sur la notion d’alimentation durable que sur le bio, qui faisait un peu peur aux gens à l’origine quand Boris a débuté. Pour des raisons de complexité administrative, beaucoup de produits n’ont pas le label. On préfère la notion de la bio, au sens du mouvement qui respecte la terre et les humains qui produisent – la durabilité passe par les circuits courts, qu’on privilégie au maximum.

Les groupements locaux, ce sont aussi des épiceries éphémères, et les personnes viennent avec leurs contenants. Même si l’ambiance est un peu plus compliquée avec la pandémie, tout le monde met la main à la pâte, au sens propre comme au sens figuré.

On se revendique beaucoup des valeurs de l’éducation populaire : pour nous, c’est une perspective émancipatrice que de pouvoir acheter en commun, choisir les produits, adhérer à la gouvernance du projet en adhérant au CA… Chaque VRAC local a un statut d’association 1901.

Au départ, chaque antenne avait son catalogue propre, en s’appuyant sur les bons plans de l’antenne historique, celle de Boris Tavernier, qui avait ouvert un restaurant-bar. Le cahier des charges était intuitif. Les produits secs qui viennent de loin suivent ainsi des principes de commerce équitable. Le premier catalogue s’est construit avec les personnes, dans les écoles, dans les mosquées, des produits n’ont pas été validés, comme la graine de couscous, contrairement à ce qu’on imaginait ! Aujourd’hui, il y a des commissions Produits avec les personnes concernées. C’est collectivement qu’on choisit, en assumant les contraintes de distribution et de logistique. Dans chaque VRAC, il y a des produits spécifiques, qui sont locaux, et qui correspondent aussi aux aspirations des adhérent·e·s.

VRAC ne marche que parce que ce sont des citoyen·n·es qui se réapproprient leur consommation en s’organisant. J’ai longtemps travaillé en équipe Politique de la ville dans un milieu institutionnel, et ce que j’observe, c’est que VRAC permet la participation de personnes qui ne se seraient pas senties légitimes de participer. Rentrer dans le réseau est aisé, tu n’es pas obligé·e de rester, c’est un engagement vivant.

Aujourd’hui, ce qu’on aimerait faire, et c’est ce qu’on tisse avec Aequitaz dans nos projets communs, c’est de changer les pratiques, de se rendre compte que l’agriculteur qui habite à 100 kilomètres, il galère comme moi, ou que l’apiculteur qui raconte qu’au prix où il vend son miel, il ne pourrait pas l’acheter. Des alliances se créent. Cette dimension de prise de conscience collective pourrait aller encore plus loin, et on voit là une valeur ajoutée d’Aequitaz : partir de ce que les gens sont, pour monter en niveau politique.

Notre métier a une dimension très concrète : on brasse des centaines de kilos de marchandises ! Si on ne laisse pas de place au vide, comme diraient Jérôme ou Marion, on manque cette opportunité d’aller plus loin. On le fait de manière différente sur Territoires à Vivre et en direct avec des associations du réseau. Mais ce sont les mêmes finalités : des démarches de démocratie alimentaire.

Quels sont les scandales qui vous mettent en colère à VRAC ?

Les scandales sont nombreux. Il y a eu par exemple l’histoire des escalopes gorgées d’eau et impropres à la consommation, des steaks hachés sans viande, distribuées par la banque alimentaire, parce qu’il s’agissait de marchés européens du FEAD (fonds d’aide alimentaire aux plus démunis). FranceAgriMer, une agence étatique qui relève du ministère de l’agriculture, fait des marchés publics pour acheter de la nourriture spécifiquement dédiée aux banques alimentaires, avec du moins-disant sanitaire, social, environnemental. Il y a vraiment une filière, commerciale, de la pauvreté, et ça nous indigne particulièrement. Cela a été pointé dans le rapport de l’IGAS de Le Morvan et Wanecq. L’État est un payeur aveugle de l’aide alimentaire et le système dysfonctionne à de nombreux étages. Certains pays font le choix de donner l’argent directement aux personnes en précarité, pour qu’elles choisissent dans la dignité.

Dans le livre Ensemble pour mieux se nourrir, un exemple est cité sur le non-choix, lors d’une visite à la banque alimentaire du Rhône, une diététicienne dit : « Les produits bruts sont très bien mais les produits transformés ne sont pas terribles : gélatineux, pas de texture, pas de goûts. A vrai dire assez mauvais. Les confitures sont médiocres, les steaks hachés médiocres…(…) Difficile… mais nous nourrissons les gens et nous limitons le gaspillage… »

Quand j’étais directrice de VRAC Lyon, j’ai eu la chance de faire un partenariat avec un CHRS qui accueillait des mineurs isolés venant d’Afrique subsaharienne, sans crédits pour la nourriture, et leur régime principal était composé de riz, sauce tomate, oignons, du poulet quand c’était possible. Or, à la banque alimentaire, on leur donnait des palettes de biscuits apéritifs, ou des glaces industrielles… Au-delà de ces faits, le scandale est systémique.

Autre scandale, le coût de la défiscalisation de l’industrie agro-alimentaire, pour donner ses invendus aux banques alimentaires : cela représente 218,5 millions d’euros annuels, depuis la loi Garrot, qui partait d’un bon sentiment – avant, on jetait de l’eau de javel sur les invendus… Or, à l’arrivée, la banque alimentaire est obligée de jeter la moitié de ce qui est donné. Et la gestion des déchets, ça a un coût aussi. C’est le fruit d’un système qui tire les prix vers le bas, qui paye mal les personnes qui produisent…

Jordan, de Soumoulou, petite commune près de Pau dans le sud-est, explique dans le même ouvrage que dans les systèmes de don caritatif classiques, on dit souvent « Mieux vaut ça que rien ». Non, mieux vaut rien que ça, parce que je me sens un déchet quand on me donne ce qui est mis au rebut ! Donc c’est ça, l’indignation commune.

Il y a aussi la honte de ne jamais pouvoir rendre. On demande aux gens, à Soumoulou : qu’est-ce que tu peux apporter ? Alors que quand tu fais la queue pour un colis d’aide alimentaire, les bénévoles sont du « bon côté », même si c’est fait avec de belles intentions. Et tu n’as pas le choix, tu as un colis, tu ne choisis rien. La seule chose qui est respectée, ce sont les interdits alimentaires liés à la religion , et encore, ça peut être remis en cause oralement.

On est aux antipodes du droit à l’alimentation, c’est ce qui réunit nos cinq organisations dans Territoires à Vivre.

C’est quoi votre chemin pour atteindre la justice alimentaire ?

On n’est pas des chercheurs, on est très empiriques dans notre manière de fonctionner. Je sais qu’il y a une petite bataille entre chercheurs entre « justice alimentaire » et « démocratie alimentaire ». En fin d’année, nous avons lancé une campagne de dons autour de la notion de justice alimentaire, car c’est le pendant de la justice sociale sur la question alimentaire, tant pour les mangeurs, mangeuses, que pour celles et ceux qui produisent. Avec cette notion théorisée par les géographes, cette dimension territoriale, de non-accès pour des raisons d’enclavement, une discrimination des quartiers populaires, qui vient s’ajouter aux autres.

Il y a une dimension de politisation de l’alimentation : c’est un bien commun, pas une marchandise comme les autres. D’où les réflexions sur la sécurité sociale de l’alimentation. C’est la raison pour laquelle tous les citoyenn·e·s doivent s’emparer de ces questions, y compris celles et ceux qui en sont les plus éloigné·e·s.

Dans son livre Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation, Domininique Paturel dit  : « Si on se contente de la justice sociale sans croiser avec la démocratie, c’est-à-dire sans la discuter dans des instances délibératives décisionnelles partagées, cela risque d’aboutir à ce qui existe déjà, une solution construite autour de la seule distribution alimentaire aux plus précaires »… même si c’est de la nourriture bio, durable, qui compense les inégalités de situation.

La justice et la démocratie sont liées. On ne veut lâcher ni l’une ni l’autre.

Comment passez-vous d’une démarche de distribution à une démarche de démocratie alimentaire ?

Cela faisait un moment que je me disais que le projet VRAC était mûr pour aller plus loin. Pendant les premières années, le pari était de montrer au grand public et aux financeurs qu’il fallait impérativement des alternatives à l’aide alimentaire classique qui marchent, et beaucoup d’énergie a été consacrée à cela. Et en même temps, la dimension participative est intrinsèque à la manière dont VRAC a été créé. Dès le démarrage, des étudiants en santé communautaire ont pointé qu’on était dans une expérimentation avec du transfert de savoir entre pairs… On est reconnu par le ministère, on a été financé par le plan de relance, on siège au COCOLUPA* et au Conseil national de l’alimentation, et Boris Tavernier, le fondateur de VRAC, est sollicité médiatiquement car il y a une reconnaissance de la pertinence du projet par le milieu de la recherche.

Par ailleurs, la coordinatrice du réseau Pour une autre PAC indiquait qu’elle aurait souhaité pouvoir conduire des échanges avec nos adhérents, qui ne sont jamais concertés sur les orientations de la PAC alors même que l’impact de la politique agricole est encore plus fort sur leur vies que pour les personnes qui peuvent choisir une alimentation de qualité, en s’inscrivant à des AMAP, etc. Des partenaires viennent nous chercher car on est à la croisée de la justice sociale et de la justice environnementale.

Désormais, on se dit que si on veut vraiment travailler sur ces sujets, il faut créer des espaces collectifs, où on s’apprend mutuellement, et on conscientise que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres. On le fait donc dans les espaces de distribution VRAC en expérimentant la mise en place de collectifs d’adhérents sur deux territoires, le XVIIIème à Paris et Vaulx-en-Velin. AequitaZ nous a invité à être très transparents avec les adhérents, sur ce qui nous indigne, ce qu’on essaie de faire, et d’être aussi à l’écoute de leurs colères et leurs difficultés.

L’horizon, ce serait de créer des assemblées citoyennes. A Lyon, Montpellier pour Territoires à vivre, et Paris et Vaulx pour l’expérimentation pilotée par Elsa, Léa et Gaelle de VRAC et Marion. Boris porte beaucoup cela, il ne veut plus parler à la place des gens, un enjeu serait que les gens puissent parler directement dans des instances, comme le fait ATD. La honte de classe est très forte, alors comment travailler une parole aussi collective, qui mériterait d’être valorisée, pour porter dans le débat public, pour plaider pour une sécurité sociale de l’alimentation… ?

On plante des petites graines, il y a déjà ce projet avec AequitaZ, et Territoires à vivre, une démarche partenariale, comment cela fait-il bouger des lignes en interne et en externe des structures, comment cela infuse-t-il auprès des professionnels ? C’est ce que l’on va observer en 2022.

Qu’est-ce que le compagnonnage entre Aequitaz et VRAC apporte à votre réseau ?

Faire ce pas de côté, amener cette dimension collective, politique, de la méthode pour travailler avec des personnes qui vivent la précarité, ça n’est pas simple. Le premier axe commun, ça a été la formation, la méthodologie, au-delà des valeurs partagées. Sur Territoires à vivre, d’autres acteurs ont sollicité Aequitaz, comme le Secours catholique et les Jardins de Cocagne,. Et quand mes collègues sont revenues de Drôme après leur formation avec AequitaZ, elles étaient reconnaissantes et enchantées, et c’est important de faire du bien aux équipes, le travail, même s’il est passionnant, est assez difficile Alors ça a amené du doux, de la poésie, et en même temps une vision qui les a requinquées ! Notre projet secret, désormais, ce serait une formation sur mesure avec vous, pour tout le réseau… à suivre !

Un souhait de justice alimentaire pour 2022 ?

(Lorana demande à Boris dans le bureau) « Au moins les chèques alimentaires durables, une étape vers la Sécurité Sociale de l’Alimentation ! »

A Lyon, on va lancer des bons VRAC en Gonette, la monnaie locale, pour les étudiants, car la crise sanitaire nous a bien conforté sur le sujet de la précarité étudiante, et cela rejoint ce que vous portez chez Aequitaz pour un revenu minimum garanti et un RSA jeunes. Nous restons cependant attentifs à garder une dimension universelle, non stigmatisante, et à continuer de résorber les déserts alimentaires dans les quartiers, sinon on ne résout pas le problème. Des acteurs associatifs peuvent porter des réformes fortes. Le DALO a été créé suite aux mobilisations de Don Quichotte et d’autres associations.

Pour finir sur un exemple, une famille de l’école de ma fille m’indiquait qu’elle payait le loyer en premier, les fluides, et tant pis pour la nourriture, c’est la variable d’ajustement, elle va aux Restos du coeur… Les effets sur la santé, la socialisation… Tu n’invites plus les gens dans ce cas-là. Le droit à l’alimentation été théorisé par Olivier de Schutter, rapporteur à l’ONU. Un autre vœu peut-être : que ce droit à l’alimentation soit inscrit dans la constitution ! Que petit à petit, cela devienne incontournable.

Merci Lorana pour ce riche échange ! Pour plus d’informations :  https://vrac-asso.org/

* Sigles :

UGESS : Union nationales des groupements des épiceries sociales et solidaires

CIVAM : Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural

COCOLUPA : Comité national de coordination de la lutte contre la précarité alimentaire

Pour aller plus loin, quelques ressources recommandées par Lorana :

– Frédéric Denhez et Alexis Jenni, Ensemble pour mieux se nourrir, Actes Sud, 2021.

Encore des patates ?! Pour une sécurité sociale de l’alimentation, 2021.

– Dominique Paturel, Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation, Arcane 17, 2021.

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